
Vendredi passé, nous avons eu l’opportunité, grâce au Plaza Arthouse Cinema de Mons, d’assister à l’avant-première de Tori et Lokita, en présence des réalisateurs, les frères Dardenne.
Le film sort en salles ce mercredi 07 septembre. Toutes les séances du Plaza sont disponibles via ce lien.
Le synopsis du film annonçait “Avec ce nouveau drame profondément humain qui a bouleversé La Croisette, les frères Dardenne posent un constat amer sur l’obtention de papiers en suivant le parcours de deux réfugiés sous l’emprise de passeurs. Aujourd’hui en Belgique, un jeune garçon et une adolescente venus seuls d’Afrique opposent leur invincible amitié aux difficiles conditions de leur exil” et nous sommes donc allé•e•s le voir pour vous en dire plus.
Pour comprendre d’abord ce que sont les MENA, citons l’explication du Service Public Fédéral de la Justice :
“Les mineurs étrangers non accompagnés (MENA) sont les jeunes d’origine étrangère qui arrivent en Belgique sans leurs parents ou représentants légaux.
Ils sont très vulnérables car davantage exposés à la traite des êtres humains et aux diverses formes d’exploitation (sexuelle ou économique). Ils peuvent compter sur l’aide d’un tuteur pour les assister dans toutes les démarches liées à leur séjour en Belgique. Ce tuteur est rattaché au service des Tutelles.
Au service des Tutelles, nous veillons à ce que les droits des mineurs étrangers non accompagnés soient respectés”.
Cet article sera à la fois un retour sur le film en lui-même et un approfondissement autour de la considération et du traitement réservés aux MENA, c’est pourquoi il entrera à la fois dans les rubriques Notre Culture et Les Chroniques.
Dans leur dernière réalisation, les frères Dardenne racontent donc l’histoire de deux jeunes MENA, Tori et Lokita, arrivé•e•s en Belgique.
Les deux ami•e•s se font passer pour frère et soeur, dans l’espoir que Lokita, la plus âgée des deux et bientôt majeure, obtienne ses papiers et puisse ainsi rester en Belgique.
L’histoire de Tori et Lokita est celle de milliers d’autres enfants, ayant fui la guerre dans leur pays d’origine, et se retrouvant seul•e•s face au mur immense de l’administration publique.
Tori et Lokita affrontent ensemble des épreuves auxquelles les MENA sont régulièrement, si ce n’est systématiquement, confronté•e•s.
Comme l’expliquent les frères Dardenne lors de leur interview avant le film, à l’atteinte de la majorité, ces jeunes disparaissent dans l’indifférence la plus totale.
Elles et ils subissent une profonde solitude et développent des problèmes psychologiques et psychiatriques, notamment la dépression, mais pas que. Ici, Lokita souffre d’anxiété.
Pour ce film, les frères Dardenne ont décidé de raconter leur histoire au travers du prisme de l’amitié, qui est le noyau dur du film.
Tori et Lokita vivent dans un centre d’accueil pour enfants et adolescent•e•s, où elles et ils sont encadré•e•s par des éduca•teurs•trices.
Il s’agissait d’une première expérience d’actrice pour Joely Mbundu, qui joue Lokita, et une première expérience d’acteur également pour Pablo Schils, qui joue Tori.
Jean-Pierre et Luc Dardenne expliquent qu’ils n’avaient pas de critères spécifiques pour leur sélection, si ce n’est que Lokita devait être grande ou en tout cas massive, que Tori devait être petit et plutôt frêle et qu’elle et il devraient bien chanter.
Ce contraste renvoyant au fait que dans leur histoire, Lokita, l’aînée, est celle de leur duo qui encaisse les coups et que Tori, le cadet, toujours dynamique, est celui qui leur permet de se relever. C’est une amitié en corps, en mouvement, indicible.
Ils expliquent également que leurs films ne sont pas des tracts mais des histoires. Ils filment des individus, pas des cas sociaux. « Le cinéma est une expérience à vivre », il raconte des histoires, des vies, d’une manière capable de toucher différemment le public.
Ils disent que nous, spectateurs et spectatrices, voyons un film deux fois. Une première fois seul•e, en tête à tête avec nous-même, face à l’écran. Puis une deuxième fois ensemble, en en discutant avec quelqu’un. Dans la salle pleine à craquer, nous sommes seul•e•s, seul•e•s ensemble devant le film qui commence.
Tori et Lokita commence aussi dans une salle, mais pas du même genre que celle dans laquelle nous nous trouvons. Dans cette salle, Lokita est interrogée sur son périple jusqu’à son arrivée en Belgique.
De manière très subtile, l’histoire se passe dans des paysages que nous connaissons tou•te•s. Des bus de la Tec défilent sur les routes, nous reconnaissons des scènes de nos vies à nous. A un moment par exemple, nous apercevons très brièvement un sac à dos Deliveroo, un de ces sacs à dos que des milliers de personnes portent sans relâche, sous la neige, sous la pluie, pour vous apporter vos repas chauds.
Des personnes elles aussi exploitées, sans protection sociale, et faisant ce job de subsistance pour essayer de survivre.
NB : Nous arrivons à la partie chronique de cet article, qui contient certains spoilers, aussi nous vous conseillons d’y revenir plus tard si vous voulez voir le film avant d’approfondir les questions qu’il soulève.
Pour visionner la bande-annonce, c’est par ici :
Et pour voir la capsule tournée par Télé MB le soir de l’avant-première, c’est par ici !
[ Attention : Trigger warning abus, racket, drogue, viols, meurtre ]
Tori et Lokita, qui sont rappelons-le des enfants, se retrouvent à vendre de la drogue pour le soi-disant pizzaiolo qui les emploie. Il et elle passent dans des boîtes de nuit, sur des paliers d’étudiant•e•s faisant des soirées et leur achetant cannabis et autres drogues. Personne ne semble s’inquiéter pour eux. Tout le monde a sa came, et tant pis si ce sont des enfants qui la livrent. Ce dealeur abuse aussi physiquement de Lokita. (TW : le film ne montre pas de scènes explicites, mais nous fait comprendre que ce sont des viols). Cette phrase de Tori à Lokita est, nous pensons, importante à rappeler ; « Il t’a forcée, c’est lui qui est sale ».
Tori et Lokita sont aussi racketté•e•s par les passeurs qui les ont amené•e•s jusqu’en Belgique. Lokita envoie le peu d’argent qu’elle gagne et arrive à garder à sa mère et ses cinq frères, qui n’ont pas pu fuir le pays avec elle.
Du côté de l’administration publique, c’est la même froideur qui semble opérer. Lokita n’obtient pas ses papiers. Elle doit quitter le centre et se retrouve embrigadée par le pizzaiolo-dealeur, dans un gigantesque hangar où elle est laissée seule, sans moyen de téléphoner à son seul ami, Tori, et où elle doit travailler comme « jardinière », jardinière de plants de cannabis.
Si vous consommez des stupéfiants, vous n’en avez peut-être pas conscience, mais c’est aussi ces systèmes que vous soutenez. Vous soutenez, dix euros par dix euros, cinquante euros par cinquante euros, la traite des êtres humains, et ce à différents échelons.
On pourrait espérer un happy end à cette histoire, mais pour ces personnes, la vie, la vraie vie, n’en a que trop rarement une.
Tori conclut le film par ces phrases :
« Lokita,
Si tu avais eu tes papiers
Tu serais devenue aide-ménagère
Et on aurait habité dans un appartement tous les deux
Maintenant tu es morte
Et je suis tout seul ».
Il y a des films qui vous changent, qui vous bouleversent. Pour nous, il y a eu un avant et un après Tori et Lokita, et nous espérons que ce sera le cas pour beaucoup.
En quittant la salle, nous entendons cette phrase d’une spectatrice : « Les frères Dardenne ont encore frappé » et c’est là une très juste conclusion à ce film.
✍️ : Violette Larcin
🎨 : Violette Larcin
📸 : © Les films du Fleuve